Carte mentale de Bruxelles réalisée par un étudiant de l’Université libre de Bruxelles, dans le cadre du cours FRAN-B-500 (2014-2015) « Approches plurielles de la littérature » et « Géographie culturelle » (Laurence Brogniez et Tatiana Debroux). © MICM-arc.
Une des rares frontières visibles à Bruxelles est celle de la vallée de la Senne, cette rivière enfouie depuis les années 1860 mais dont le lit sépare une ville « haute » et une ville « basse ». On a montré par ailleurs combien le canal, reproduisant l’axe de la rivière translaté en bordure occidentale du centre-ville, coupe effectivement la ville en deux, la ville ouvrière au nord et à l’ouest, largement ouverte sur les campagnes flamandes, et la ville francophone, urbaine et culturelle de l’autre rive. Écrivains et artistes ont dit ce type de frontière de manière explicite. En voici deux exemples :
Des fanfares éclatent, des bataillons d’orphéonistes, précédés d’une bannière sur la hampe de laquelle claquettent des colliers de médailles, soufflent à en mourir dans des pistons et dans des bugles ; les galopins courent et crient, les femmes jacassent, les hommes hurlent, au milieu des haquets qui roulent, clamant : eh ! hop ! et des diligentes qui cheminent cahin-caha, sacrant, jurant, sonnant du fouet, dans ce flux et reflux de foule.
« J’ai suivi les musiciens. — Nous sommes arrivés dans les quartiers bas de la ville, un lacis de sentes et de rues qui s’enchevêtrent et ne se débrouillent que près des quais aux bois et à la chaux. — La Senne, large d’une enjambée, semble un ruban vert jeté au bas d’un ravin de briques roses. Çà et là des barques goudronnées pullulent d’enfants qui sautent sur les passerelles, gravissent de monstrueux bûchers de bois, jouent à cache-cache derrière d’énormes billes de campêche et de santal. — La population fermente aux fenêtres pavoisées de linge sale ; une haie de maisons longe le canal, creusées de boutiques où se vendent à l’encan des quartiers de viandes, couleur de pourpre, relevée çà et là par l’or pâle des graisses ; plus loin, près d’un sentier où l’on calfate et radoube des barques, une séquelle de masures titube et va tomber dans l’eau : ce sont des débits de cordages et de gaffes, des estaminets, des fruiteries où l’on vend des endives et des choux rouges, des décrochez-moi-ça où flottent sur des tringles les vareuses écarlates des matelots. Les braillards ont fait halte dans une brasserie. — Les fritures grésillent sur un feu de sarments, le faro pétille dans les verres, une insupportable odeur de schiste répandu, de goudron qui cuit, de bois qui se mouille, de victuailles qui graillonnent, de moules qui bouent et de tabac qui grille, s’élève des maisons. J’ai fui, et retraversant Bruxelles, d’un bout à l’autre, j’ai déambulé au travers du quartier Léopold et j’ai atteint le musée Wiertz. » (Joris-Karl Huysmans, « Carnet d’un voyageur à Bruxelles » , Musée des Deux Mondes, 15 novembre 1876.)
On relèvera le « pullulement » des enfants, la population qui « fermente » et la mise en parallèle des maisons en ruine (les masures), les petits commerces de fruits et de légumes avec le statut social des habitants. Un peu plus bas encore, c’est le canal qui jouera le même rôle.
Autant de noirceur attire. Difficile d’imaginer un roman policier à Bruxelles que n’influencerait pas la froideur du canal. Dans Pleine lune sur l’existence du jeune bougre (1990), roman-dérive où Jean-Louis Lippert (1951-) raconte la vie de son alter ego Anatole Atlas de la forêt congolaise à diverses villes continentales, la réalité bruxelloise s’appréhende à partir de l’un ou l’autre lieux élevés d’où on aperçoit le centre de la ville. L’image se fait marine, à l’instar de l’eau qui coule malgré tout, et du vent qui balaie l’espace entre les maisons :
« Là-bas, juste en face du canal, non loin des abattoirs, Anatole détaille sur la mer des toitures vétustes promises à la démolition la lucarne de cette nef minuscule qui abrita jadis leur dérive convulsiviste où, penchés à la proue du monde dans le tourbillon d’une vie sans gouvernail, voilures de l’amour craquant de leur propre tempête, il partagea avec elle un même rêve donnant sur l’abîme. » (Jean-Louis Lippert, Pleine lune sur l’existence du jeune bougre, Paris, Messidor, 1990, p. 22.)
Le canal constitue une frontière complexe aujourd’hui encore, à la fois marqueur physique (une voie d’eau à traverser) et une frontière mentale toujours importante dans les représentations de l’espace bruxellois, séparant la ville centre et ses activités variées des quartiers résidentiels populaires, où l’on ne se rend pas si l’on n’y habite.
La carte présentée ici est ce que l’on appelle une carte mentale, un croquis rapide de l’espace bruxellois tel que se le représentait un étudiant de l’Université dans les années 2010. Y prédominent nettement le centre-ville et les communes du sud, les territoires vécus de l’auteur (il habitait entre Saint-Gilles et les Marolles), qui s’opposent aux « territoires plus inconnus » du nord et de l’ouest de la région bruxelloise.
Ce type de représentation spatiale est répandu parmi les Bruxellois, à tout le moins parmi ceux qui résident à l’est du canal. Plusieurs acteurs régionaux s’attèlent cependant depuis une dizaine d’années à faire bouger les lignes, tant mentales que sociales : un Plan Canal, développé depuis 2012 par la Région de Bruxelles-Capitale et l’architecte-urbaniste-paysagiste français Alexandre Chemetoff, a désormais pour objectif « de conforter l’activité économique, de créer du logement, d’améliorer l’espace public, de favoriser la mixité des fonctions et populations » (http://canal.brussels/) le long du canal, lequel concentre désormais un grand nombre d’opérations immobilières publiques et privées, ainsi que des manifestations festives destinées à réenchanter les deux rives (Bruxelles-les-Bains, le Festival Kanal et ses marches exploratoires, un grand nombre de visites guidées). À ces initiatives destinées à réduire symboliquement la frontière spatiale répondent d’autres interventions, plus éphémères, plus critiques, émanant d’artistes, qui rappellent que la fracture marquée par la voie d’eau est avant tout sociale et économique, et quels sont les enjeux qui sous-tendent son réaménagement.
Paul Aron & Tatiana Debroux