Micm-arc

La banlieue

Hippolyte Boulenger, La vallée de Josaphat à Schaerbeek, 1878, peinture, 107.5 x 134 cm, Anvers, Collections Musée Royal des Beaux-Arts d’Anvers, inv. 1988. © Art in Flanders vzw, cliché 0030615000 – http://www.lukasweb.be. Photographe : Hugo Maertens.

 
 

Vers la fin du XIXsiècle, la frontière qui sépare la ville de l’espace extérieur est de moins en moins perceptible en raison de l’urbanisation des campagnes. Une zone mixte de commerces, d’industries, d’habitations, rend les séparations de moins en moins perceptibles. Il est toutefois frappant que cette frontière (politique et linguistique, dans le cas de Bruxelles) est souvent traitée par les artistes sur un mode accentué. La banlieue ou les campagnes proches sont figurées comme un havre de salut, éloigné des miasmes, du bruit, mais aussi de la promiscuité sociale. Les artistes aiment à mythifier cette ruralité, qui offre de surcroît le charme du pittoresque. Peintre animalier mais surtout paysagiste, Hippolyte Boulenger (1837-1874) en donne un bon exemple avec la vallée de Josaphat distante de quelques centaines de mètres du populeux faubourg de Schaerbeek alors en plein développement.

La littérature n’est pas en reste, comme c’est le cas avec Bruxelles rigole (1883) d’Henri Nizet (1863-1925). À travers le couple formé par Michel et la comédienne Emma Bianca, qui élit résidence dans le faubourg d’Ixelles, l’auteur du roman traduit l’attirance généralisée de la bourgeoisie bruxelloise pour les quartiers aérés de la ville, à l’écart de l’animation du centre, et encore en développement :

« Ils préféraient Ixelles à cause de son aspect de province, de sa propreté, de ses bouquets de feuillage à chaque tournant. À travers le prisme de leurs enchantements, le faubourg semblait un pigeonnier, un paradis où s’étancherait la soif de tête-à-tête paisible qui les altérait. » (Henri Nizet, Bruxelles rigole… Mœurs exotiques, Bruxelles, Henry Kistemaeckers, 1883, p. 80.)

En plaçant son histoire d’amour à Ixelles, Nizet instaure un contraste entre l’espace urbain (lieu de débauche des personnages) et la périphérie, parée de vertus morales. À Ixelles, Emma Bianca la comédienne se transforme en ménagère, « [elle] tripotait la mangeaille elle-même, et sa joie était d’économiser – pour aller à la campagne, disait-elle. La campagne était son adoration ; à la pensée de contempler de vrais arbres et des prairies, et des vaches, elle larmoyait ».

Aux descriptions de Nizet répondent de nombreuses représentations des marges de la ville bourgeoise en extension au XIXe siècle. Saint-Josse, Schaerbeek, Ixelles et Saint-Gilles en particulier ont été représentées régulièrement entre les années 1860 et 1910, qui correspondent à leur phase de développement la plus intense et à l’installation de nombreux artistes. De la fenêtre de leur atelier, les peintres ont représenté les contrastes qui s’offraient à leur vue, ribambelles de maisons mitoyennes jouxtant une ancienne ferme, place de marché ouvrant sur les champs, quand ils n’allaient pas directement y poser leur chevalet.

Georges Eekhoud évoque le Schaerbeek des années 1880, où il habitera d’ailleurs toute sa vie (rue du Progrès) :

« Oui, ce Schaerbeek d’il y a quarante ans représentait un vrai centre d’activité littéraire et artistique, et cela en dépit de la physionomie encore bien paisible, mi-provinciale et mi-champêtre, de sa vaste agglomération. C’était alors, quant au décor, en majeure partie une grosse bourgade de maraîchers et de petits cultivateurs. En fait de rues franchement urbaines, il n’y avait que celles des environs de la gare du Nord et de la place Liedts. Non loin de cette place régnaient de verdoyantes cultures. Les pâtés de maisons s’espaçaient de plus en plus, à mesure qu’on s’éloignait de la nouvelle église Saint-Servais. […] Chaussée de Haecht, au sortir de la rue Van de Weyer, subsista, bien des années, un estaminet auquel trois jolis tilleuls servaient d’enseigne champêtre. Au-delà s’étendait la zone excentrique, toutes venelles d’un cachet éminemment local, bien spécifiques du Schaerbeek d’alors telles qu’on ne les connaît plus que par les tableaux de Jules Merckaert. […] Le faubourg de laitiers et de cultivateurs attira, depuis le début du siècle dernier, de nombreux artistes et gens de lettres, qui y vivaient suffisamment proches, quoique un peu à l’écart, de la turbulente capitale. […] À cette époque, Schaerbeek était encore célèbre par ses gentils baudets, coquettement attelés à d’innombrables charrettes maraîchères. […] Dans l’Âne d’or, Lucius, un poète, métamorphosé en rossignol d’Arcadie pour avoir été trop curieux, est enfin rendu à son essence et à sa forme premières par les soins de la secourable Isis. De nos jours, il y a si peu de baudets à Schaerbeek, et en revanche, artistes, écrivains, intellectuels de toute sorte y provignent tellement que, contrairement à ce qui se passe dans le chef-d’œuvre d’Apulée, il faut croire que c’est la frugale et philosophique confrérie des mangeurs de chardons qui y aura été métamorphosée en favoris des Muses. » (Georges Eekhoud, « Mon faubourg de Schaerbeek », paru initialement dans L’Étoile Belge, 1917 (retranscrit dans Montenez et Watthé, 1998, pp. 18-19).

Paul Aron