Micm-arc

Battre le pavé

Amédée Lynen, Dans la ville, 1912, aquarelle, 30 x 44 cm, non localisé. © KIK-IRPA, Bruxelles, cliché KM007897. Photographe : Jean-Louis Torsin.

 
 

Dans une rue animée, une jeune femme élégante se promène. Le regard d’un homme semble lorgner sur la belle tandis qu’il lit son journal, tout cela sous l’œil aux aguets d’un agent. Scène de rue habilement mise en scène par le trait plaisant d’Amédée Lynen (1852-1938), habile chroniqueur de la vie bruxelloise, cette aquarelle rend bien compte du commerce des regards dans l’espace urbain : des messieurs qui regardent des dames, des dames qui se savent regardées, des trottoirs où l’on se croise pour se (faire) voir, des vitrines qui s’offrent à l’œil concupiscent de futurs clients, et le représentant de l’ordre, censé régler la circulation, qui regarde l’homme regarder la femme…

Image

Jacques Ochs, « Le Compas », dans George Garnir, Souvenirs d’un journaliste, Bruxelles, A. S. A. R., 1959, p. 35. © Réserve précieuse de l’Université libre de Bruxelles. © Fondation Ochs-Lefèbvre – Académie royale de Belgique.

 

Dans son roman à clés, Les Béotiens (1885), où il décrit avec férocité la vie littéraire des années 1880, Henri Nizet (1863-1925) dépeint à merveille cet espace urbain comme lieu d’observation et de consommation, lieu de désirs et d’ambitions que son personnage, venu de la province, peine à apprivoiser et rêve de conquérir tel un Rastignac bruxellois. Ce héros, Étienne Sergery, est un plumitif qui abat la basse besogne journalistique au journal L’Écho de la Senne, en attendant une improbable gloire littéraire. Le roman raconte les pérégrinations de cet « homme de pavé » à travers Bruxelles, tantôt en quête de faits divers, tantôt en quête de camaraderie (notamment à la taverne « L’Équerre », dans la réalité « Le Compas »), tantôt en quête de femmes ; mais aussi sa laborieuse ascension sociale qui passe par un parcours spatial : du quartier des petits commerçants (auxquels son père appartient) du Marché au Charbon (« enchevêtrement de ruelles tortes, encrassées de boue et de poussière ») à un « bahut des hauts faubourgs » (où il devient pion), du boulevard Anspach non loin de sa rédaction (où il trotte « désheuré ») au boulevard parisien rêvé (qu’il s’imagine arpenter cigarette au bec, avec une « allure artiste »), de la maison de l’écrivain arrivé (Jancoi, alias Camille Lemonnier) située dans le cossu quartier Léopold à l’hôtel de maître somptueux de l’avocat esthète (Lenormand, alias Edmond Picard) du côté de l’avenue de la Toison d’or, jusqu’au nid douillet qu’il se débusque finalement rue de Constantinople, dans les faubourgs, « home célibataire », où il espère accomplir son grand œuvre – un roman –, mais finit par mettre enceinte la fille de son propriétaire, abandonnant ainsi ses ambitions qui se dissolvent dans « la perspective incolore du boulevard ».

 
 

Le récit décrit également sur un mode ironique et acide les premiers pas de Sergery dans le monde de la galanterie bruxelloise. Ses désirs de jeune homme émoustillés par la lecture de Daphnis et Chloé, l’apprenti poète se heurte à une réalité plus triviale, celle des filles de rues qui errent au crépuscule aux abords des boulevards, « territoire des raccrocheuses » : « Une fièvre d’agitation le poussa dans la rue, et comme il n’eut pas la hardiesse d’entrer aux cafés dont le boucan et l’éclat l’effarouchèrent, il alla, rôdeur, de trottoir en trottoir, stoppant aux vitrines, et pointant des explorations des côtés inconnus. » Finalement, entre la gare du Nord et la rue Neuve, il suit une fille qui finit par l’entraîner chez elle « au bout d’un palier sordide, dans un cabinet » miteux. Aux soupirs du poète répond un rot sonore de la demoiselle et le héros a beau essayer de se rappeler une image de Vénus qui l’avait excité dans un livre au collège, l’affaire est vite conclue et l’éducation sentimentale de Sergery tourne court. Le trottoir devient son horizon.

Laurence Brogniez

 
 

Pour en savoir plus : 

Daniel Acke, « Marcher à Bruxelles. Mésaventures et surprises de la flânerie de Charles Baudelaire à William Cliff », Daniel Acke et Élisabeth Bekers, dir., Écrire Bruxelles. La ville comme source d’inspiration depuis le XIXe siècle / Brussel schrijven. De stad als inspiratiebron sinds de 19de eeuw, Bruxelles, VUB Press, coll. Urban Notebooks/Stadsschriften/Cahiers urbains, 2016, pp. 245-264.

Christophe Loir, « Voir et être vu : les promenades bruxelloises aux XVIIIe et XIXe      siècles », dans Bruxelles Patrimoines, n° 6-7 (septembre 2013), pp. 44-61 (numéro spécial Journées du Patrimoine. Région de Bruxelles-Capitale).

Marche et espace urbain de l’Antiquité à nos jours, CLARA Recherche / Architecture, n° 1 (mars 2013).