Micm-arc

Flâneries bohèmes

Amédée Lynen, Couple au cabaret Le Diable-au-Corps, gouache, 37 x 29.5 cm, 1889, non localisé. © KIK-IRPA, Bruxelles, cliché KM007882. Photographe : Jean-Louis Torsin.

Image

Cartographie des lieux de sortie dans « Bruxelles rigole » d’Henri Nizet (1883), réalisation 2015. © MICM-arc.

 

Le « Diable au Corps », à l’origine revue satirique fondée en 1893 par un groupe d’écrivains et illustrateurs fervents de zwanze bruxelloise, est aussi un haut lieu de la bohème, situé 12 rue aux Choux. Dans ce cabaret au décor « vieux flamand » se pressera en effet la bohème estudiantine et littéraire de Bruxelles, sous l’œil amusé d’Amédée Lynen (1852-1938), l’un des animateurs de la revue, qui croque ici un couple à la mise assez débraillée, assistant nonchalamment à un spectacle.

Cette faune nocturne est décrite sans complaisance dans Bruxelles rigole… Mœurs exotiques (1883), roman naturaliste d’Henri Nizet (1863-1925), qui dresse le portrait d’une colonie estudiantine étrangère. À travers les aventures de Michel Milostaki, étudiant grec, l’auteur nous dépeint les mœurs et les pratiques urbaines d’une bohème cosmopolite qu’il a fréquentée de près étant jeune, à la pension tenue par son père. Les « exotiques », dont l’auteur raconte les aventures et les déboires sentimentaux avec une désapprobation manifeste, arpentent sur un mode tapageur les hauts lieux de la débauche nocturne : l’Éden théâtre, dans le quartier Notre-Dame-aux-Neiges, alors en pleine transformation (on dirait aujourd’hui « reconversion »), cafés, estaminets, liquoristes et petites brasseries, jusqu’aux caberdouches les plus nauséabonds : « Partout ils promenèrent leur tumulte, et il y eut mainte nuit où le Bruxelles noceur, réveillé de sa paix de village, frissonna sous un vent d’émoi, tout chargé de scandales. »

Mais ce qui plaît par-dessus tout à ces personnages désœuvrés, c’est « flanocher ». L’auteur décrit ainsi une journée type du couple formé par Michel et la chanteuse Emma, à travers les espaces qu’ils fréquentent : de la rue de Berlin à Ixelles, ils vont au centre-ville et y entrent par le Parc royal. Du Parc au Palais Royal, ils empruntent la rue d’Arenberg pour descendre dans le bas de la ville, où la rue de l’Écuyer les mène au « Café des Mille Colonnes ». De là, ils évoluent dans un périmètre circonscrit par l’auteur : « Michel et Emma s’habituèrent à flâner, stationnant aux magasins, bayant aux moineaux ; ils longeaient les trottoirs, sans but, dans des limites fixes, en dehors desquelles ils ne tentèrent jamais une exploration. Ainsi le boulevard du Jardin Botanique, le boulevard du Nord, la Montagne de la Cour, le Treurenberg bornèrent leurs promenades. » Il s’arrêtent devant les vitrines des magasins, Michel, en dandy soucieux de distinction, s’achète des « cigarettes chères, d’une marque estimée ». Le soir venant, les amants font arrêt au « Bourdon », près de Sainte-Gudule, qui était aussi fréquenté par le monde mêlé des petits théâtres. Les amis bohèmes les y retrouvent et à la tombée de la nuit, le quartier de l’Éden et ses séductions glauques les rappellent à lui tel un aimant. Une calèche les emporte vers leur sinistre destin de noceurs, prisonniers d’une gaieté factice : « Ils s’engonçaient dans les coussins ; les roues rayaient le macadam avec une plaintive mélopée ».

Laurence Brogniez

Pour en savoir plus :

Tatiana Debroux, « Bruxelles à la page. Une approche littéraire de l’espace bruxellois au XIXe siècle », Textyles [En ligne], 47 | 2015, mis en ligne le 01 décembre 2015,  URL : http://textyles.revues.org/2620.

Philippe Létalon, Benjamin Robert et Alicia Schmit, Travail de géographie littéraire sur  Bruxelles rigole… Mœurs exotiques, Éditions Labor /Région de Bruxelles Capitale, 1994 [1883] [http://micmarc.ulb.ac.be/wp-content/uploads/FRAN-B500-2014-2015-Nizet-Bruxelles-rigole.pdf].

Daniel Berger et al., L’Heure Bleue : la vie nocturne à Bruxelles de 1830 à 1940, [Bruxelles], Crédit communal, [1987].