Micm-arc

La frontière invisible

Extrait du Plan illustré de la Ville de Bruxelles, édité par L. Mols-Marchal, graveur L. Floren, Bruxelles, 1854, échelle originale 1/10.000.

 
 

Rue Royale, un soir de décembre 2016. Avec la chute des températures, la ville a mis en place son plan hivernal afin d’héberger les personnes démunies vivant dans la rue. Une file se forme devant le Samu social pour y passer la nuit. À quelques pas de là seulement, l’hôtel Astoria renaîtra bientôt de ses cendres et accueillera dans ses cent quarante chambres flambant neuves les visiteurs les plus fortunés de la capitale.

La coexistence d’individus appartenant aux extrémités de l’échelle sociale au sein d’un espace restreint se rencontre peu souvent dans les grandes capitales européennes ; Bruxelles a néanmoins pour particularité d’encore héberger en son centre une partie de ses classes laborieuses et de ses habitants les plus pauvres, là où d’autres villes les ont rejetés depuis longtemps en périphérie. Ainsi, dans les vieux quartiers historiques du Pentagone et des communes de la première couronne, vivent des ménages à bas revenus qui cohabitent (encore) avec des habitants plus nantis. Dans ces quartiers, la frontière entre les groupes est moins spatiale que sociale : c’est une frontière invisible qui se manifeste dans les usages que chacun possède d’un espace où l’on cohabite, mais que l’on partage rarement.

L’histoire de l’hôtel Astoria et de la rue Royale présente un autre exemple de cette coexistence rapprochée de groupes sociaux que tout oppose (en dehors de la présence de la domesticité dans les anciens hôtels de maître). À l’époque où l’hôtel portait encore le nom de Cluysenaar, du nom du célèbre architecte qui l’édifia, le bâtiment fut choisi par l’homme de lettres français Édouard Suau de Varennes (1809-1872) comme l’un des sièges de l’action de son roman-feuilleton Les Mystères de Bruxelles, paru entre 1845 et 1846. Suivant les codes du roman urbain, Suau de Varennes s’attache à définir très précisément les lieux où s’entrecroisent les intrigues du roman, mais aussi à en révéler la dimension symbolique. La rue Royale lui offre un cadre d’étude idéal : artère de prestige définissant le tracé d’un axe royal, établie dans la portion nord-orientale du centre de Bruxelles, elle traverse à l’époque un lacis de rues et de ruelles étroites d’où partent d’innombrables impasses où se rassemblent les populations les plus pauvres, attirées par les promesses de la révolution industrielle. Suau de Varennes fait s’y rencontrer riches et pauvres dans son roman, autour du fastueux hôtel Cluysenaar et de la sombre Cour aux Seigles, dont l’auteur décrit l’environnement :

« Si en sortant de l’Allée des Jardins d’Idalie, vous débouchez jamais dans la rue Notre-Dame-aux-Neiges, prenez à gauche et longez-la dans ce sens. Au moment d’arriver à la Place des Barricades vous apercevrez une rue longue, étroite, obscure, décorée du nom pompeux de rue du Rempart du Nord. Jetez un regard afin d’observer ses étranges habitants, et si votre curiosité peu satisfaite vous pousse à y pénétrer, ne manquez pas d’attendre l’arrivée d’une des fréquentes patrouilles de gardes de sûreté qui y circulent afin de tenir constamment en respect cette population dangereuse. […] Si donc, sous la protection des scheppers, vous êtes parvenu sain et sauf jusqu’à l’extrémité de la rue Rempart du Nord, ne vous avisez pas de prendre à gauche et de vous enfoncer dans des ruelles immondes qui semblent creusées sous terre. […] Ce motif est de nature, ce nous semble, à vous engager à gagner promptement la rue de la Sablonnière. Une fois là, faites quelques pas encore et vous vous trouvez dans la rue Royale : transporté tout à coup de ce repaire au milieu de cette large rue, aux somptueux édifices, ne vous semble-t-il pas que vous êtes débarrassé d’une inquiétude vague et que vous respirez mieux à l’aise ? Cependant, avancez un peu, et non loin de l’hôtel de l’ambassade de France, sur le même côté, vous apercevrez une ouverture cintrée, à fleur de terre. Descendez quinze ou vingt marches, et vous serez dans la Cour aux Seigles. » (Édouard Suau de Varennes, Les Mystères de Bruxelles, Bruxelles, Société typographique belge, 1844, t. 1, pp. 59-62.)

 
 

À l’hétérogénéité des tracés des rues rencontrées en suivant la citation des Mystères de Bruxelles répond celle des populations qui les fréquentent : avant que cette portion de la ville ne soit radicalement transformée à la fin du XIXe siècle pour revêtir l’apparence du quartier Notre-Dame-aux-Neiges tel que nous le connaissons encore aujourd’hui, le riche Lucien Vanlinden et la misérable Tantje pouvaient s’y rencontrer, dans les rues et à l’entrée des nombreuses impasses visibles sur le plan.

Les frontières sociales ne sont toutefois pas réellement perméables et l’espace n’est pas neutre : ainsi, quand la jeune Mieke s’enfuit de l’atmosphère oppressante de la Cour aux Seigles et croit avoir trouvé dans la ville bourgeoise un peu de sécurité, elle se fait repérer par une patrouille qui a tôt fait de l’arrêter pour s’être réfugiée sur les marches du Théâtre de la Monnaie.

Tatiana Debroux